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Rom et Shao encadraient l'éclaireur Jako, assis au volant du camion solaire. L'espion de Temen était un petit homme carré, chauve comme un S.Sol, avec des mains immenses, la gauche munie d'une prothèse ongulée.

Il vit que ses compagnons le regardaient. Il se mit à rigoler.

— Attends-toi à des surprises, exorciste.

Rom étudia la batterie solaire qui scintillait sous le capot du véhicule et rendait la tôle transparente.

— Nous avons voulu te rencontrer avant de rejoindre la capitale. Pour nous faire une idée. Nous devons être à Godhra avant le jour de l'inversion du Soleil ; ça nous laisse une marge.

L'éclaireur tapota son volant, cracha sa chique de café.

— C'est dangereux, mais ça m’rend service, vu que j’demande mon rappel. Et maintenant qu’vous êtes là, j'ai plus besoin de rester, pas vrai ? Alors, j’vous prie d’transmettre ma demande. Faudra quand même faire vite. J'ai un tuyau tout c’qu'y a de sûr comme quoi la délégation va être supprimée avant l’jour d’l'inversion et tous les p'tits diplomates du Chancellor renvoyés à l'océan !

Il cracha dans le cendrier du tableau de bord, alluma les phares dont le faisceau s'étala mollement sous le crépuscule.

— J'ai eu la chance d'adhérer à leur putain d’Ligue quand c'était un risque et pas un honneur, ça m’donne pas mal d'privilèges. Les S.Sols du camp d'animalisation sont plutôt mes copains, mais ceux d'la Sécurité… C'te saleté d'démone arrête pas d’les travailler !

Shao sortit de sa somnolence, écarta le rideau de cheveux qui cachait ses yeux en amande, s'étira dans sa robe fendue, découvrant jusqu'à la hanche une cuisse longue, fine mais bien galbée.

— Yella ?

Jako laissa errer son regard avant de répondre.

— T'as rien sous ta robe, hein, ma jolie ? Pourrait t'arriver des choses, ici. C'est Yella, j'en mettrais ma bonne main dans un piège à rats ! Je connais la façon d'faire d'Yella. Sûr qu’c'est elle, j’l'ai senti au premier coup. Aut'chose, docteur, t'es doyen d'Égypte et acolyte de la loterie régionale. Tu viens au camp acheter des animalisés et en faire des lots pour l’bon peuple… Quant à elle, tu pourrais inventer c’que tu voudras, y penseront quand même qu’c'est une pute !

— Qu'est-ce qu'un doyen d'Égypte ? demanda Rom en touchant une trace de brûlure fétiche au coin de son œil.

Jako ne répondit pas…

Le camion s'arrêta à un barrage militaire. Une forte lumière clignotait au milieu de la piste et faisait scintiller une dizaine d'uniformes jaune vif. Un projecteur monté sur un véhicule à l'arrêt vingt ou trente mètres en arrière balaya le camion de Jako. Une odeur de soufre entra par la vitre baissée. Shao se pencha vers Rom derrière le dos de l'éclaireur :

— Dis, ça sent le démon ?

Elle pouffa. Rom jura à voix basse par l'œuf salé de Sarban. Pas de quoi rire.

Il entendait maintenant des cris et des gémissements tout proches. Éblouie par la lumière artificielle, la guette-agile était presque aveugle, sans défense. Il eut pitié d'elle, lui caressa gentiment le dos et les fesses… Un petit chef S.Sol s'approcha du camion, heurta violemment la portière, du côté de Rom. Jako avait déjà commandé l'ouverture.

— Sortez de là ! cria le Rudan.

Rom, Jako et Shao s'alignèrent au bord de la piste. Trois ou quatre S.Sols s'avancèrent en rejetant leur casque en arrière pour montrer leur crâne rasé. Ils braquaient des thermoguns courts dont le canon portait un cône ouvert au bout. Le gradé, reconnaissable à son arrogance et aux soleils sur sa poitrine, insulta Jako en dialecte.

À ce moment, l'exorciste vit les prisonniers. Les suppliciés… Deux hommes et une femme attachés, écartelés, sur des montants métalliques en forme de croix de Saint-André, inclinés à quarante-cinq degrés et alignés au bord de la route.

L'odeur de soufre venait d'eux et aussi, bien sûr, les gémissements. Le gradé S.Sol commanda aux visiteurs d'approcher. En désignant les suppliciés, il prononça une phrase que Rom comprit mal. Rebuts notoires ? Ah oui, les Tzangs et les Yakins, et ailleurs toutes les races inférieures de l'univers-île étaient désormais des rebuts notoires que l'on exterminait, après les avoir rendus fous de peur et de douleur, pour détruire leur esprit.

Le S.Sol posa complaisamment devant un stand de torture.

— Deux Tzangs et une Yakine. Ils sont là depuis plus de douze heures. Mais il en faut encore deux rois autant pour vider leur âme. On n'a pas envie de retrouver cette pourriture dans l'autre monde !

Deux bourreaux improvisés, dont l'un était une :-une fille en uniforme, jupe et tunique, arrosaient es suppliciés de soufre en fusion, évitant avec soin es parties vitales. Le soufre avait une réputation d'ingrédient spiriticide et Rom l'utilisait quelquefois pour effrayer des démons naïfs. L'exorciste se tint une minute droit devant les torturés. Il remarqua que la Yakine avait les mains coupées. Sa cicatrice abdominale avait été brûlée au fer. Il bourra sa pipe au tabac noir de San Diego. « Je t’aurai, sale démone ! »

Conviction irrationnelle : il était sûr, maintenant, que son ennemie était Yella. « Tu me paieras ça et tout le reste… » Le S.Sol jargonnait avec Jako que le souffre faisait larmoyer. Shao eut un haut-le-cœur. Une humaine aurait vomi. Mais elle n'était pas humaine. Un sous-officier écarta les pans de sa jupe et lui dénuda le ventre pour vérifier qu'elle n'avait pas la cicatrice des Yakins.

Jako promit aux Rudans que la fille serait à eux, chez lui, cette nuit même, s'ils la voulaient.

— C'est pas une adoratrice de la Main, faites-moi confiance !

Le camion traversa un village abandonné. Rom avait encore dans la tête les plaintes des trois suppliciés. Jako montra un vaste immeuble cubique, aux fenêtres illuminées.

— Même dans les campagnes les plus reculées, ces cinglés rassemblent la population dans des hôtels tout neufs, comme çui-là. Y a qu’les membres de la Ligue qu'on droit d'habiter une maison individuelle et encore pas tous.

Concierge du magasin d'approvisionnement du camp, Jako avait un appartement à lui. Tout en verre, même la salle de bains, pour que l'habitant des lieux et ses invités ne puissent pas dissimuler de coupables activités… Et puis la lumière du dieu Soleil devait entrer partout !

Shao eut beaucoup de chance cette nuit-là. Une bande d'animalisés-chiens s'évada à la tombée du jour. Les Tzangs de la forêt furent aussitôt soupçonnés d'avoir voulu récupérer certain des leurs qu'on avait pris pour les changer en bêtes féroces ou serviles. Les S.Sols se mirent en chasse : ils trouveraient bien quelqu'un à prendre et à torturer.

Ainsi, Shao n'eut pas l'occasion d'expérimenter la puissance virile des mâles rudans.

— Partie remise, crois-moi ! ricana Jako.

« Demain, vous s'rez loin et faudra qu’j'trouve une autre fille à ces salopards pour la fête d’l'inversion ! Ils la baptiseront Yakine pour y ouvrir l'ventre et y couper les mains ! »

Les envoyés du Temen Chancellor passèrent une nuit calme dans la loge de l'éclaireur. Shao dormit de ce sommeil d'enfant qui était un autre don des guettes-agiles. Ce qui ne l'empêchait pas de veiller, d'une certaine façon : nue sur une couche étroite et dure, elle laissait flotter son esprit au-dessus d'elle. Elle eût été prête à bondir, à se battre à sa façon, en moins d'une seconde.

Rom s'était réfugié dans la cave de Jako. Il avait besoin d'obscurité et de solitude pour se préparer. Il ne devait plus attendre aucun secours de l'extérieur, d'autant que les communications avec Temen étaient impossibles pendant la période d'inversion.

La tête dans ses mains, il essaya de se concentrer. Yella – si c'était elle – avait totalement conquis ce monde. Il avait peut-être une chance sur dix de l'en déloger. S'il échouait, l'île de Justice enverrait ses voiliers de combat et Zelazna Ruda serait déphasée, disloquée et précipitée en morceaux dans le chaos du temps.

Deux autres avaient échoué avant lui. L'un était revenu dément, en racontant que Néron, l'empereur fou de Rome, hantait Ruda. L'autre avait été pris sans avoir le temps d'opérer. Le dictateur Karas Warda, son égérie Vera-Hella, leur guide Justin le Gnome et les S.Sols méritaient cent fois la mort. Mais pour les populations opprimées de Ruda, le docteur Roman Kazan était la dernière chance.

Il s'était battu deux fois déjà contre Yella, sur d'autres îles du temps. Une fois, elle avait triomphé jusqu'à la destruction du monde qu'elle hantait. La seconde fois, elle avait échappé à Rom ; mais un autre exorciste, Markus, l'avait chassée, au prix d'un destin pis que la mort, puisqu'elle l'avait vidé avant de disparaître. Elle lui avait arraché l'âme pour la manger.

Il fut pris au dépourvu par la première attaque. Soudain, il n'était plus dans le sous-sol du magasin de Jako. L'absence d'odeur l'alerta d'abord. Puis il se dit que c'était un cauchemar.

Il marchait seul dans la plaine où dansaient d'étranges lumières ovales. Il fut soudain entouré d'yeux flottants, clignotants. Les plus gros semblaient avoir la taille d'une assiette, les plus petits ne dépassaient pas celle d'un œil humain en grandeur réelle.

Ils dansaient la ronde autour de lui, comme des moustiques.

Il éprouvait un curieux bien-être, une sensation de tiédeur dans tout le corps…

Les démons du temps manifestaient souvent leur présence par un fort écart de température, froid ou chaud. Rom avait connu pire. Il avait vu une flaque d'eau se mettre à bouillir et s'évaporer en quelques secondes à cinq pas de lui, il avait eu des gelures profondes au visage, des brûlures aux pieds, aux jambes, à la poitrine…

Il se prépara enfin à lutter. Il ne possédait aucun des objets nécessaires à un rituel d'exorcisme. Il n'avait que son esprit, dans lequel se cachaient les arcanes ou signes d'alliance. Mais, d'une part, il usait peu des rituels : ce n'étaient que des béquilles. Et, d'autre part, à l'instant, il ne s'agissait pas d'exorcisme ; il s'agissait d'un combat. Il n'utiliserait un arcane qu'à la dernière extrémité.

— Je sais que tu es là, dit-il.

Il toucha ses anciennes brûlures, mais ce geste superstitieux ne lui apporta aucun réconfort. Il perçut une sorte de rire derrière lui. En même temps, il cherchait à repérer le magasin du camp et la loge de Jako pour se mettre à l'abri. Il avait parcouru au moins cinq cents mètres sans en avoir conscience.

Il était très excité par ce premier engagement. Il aimait les démons agressifs. Il redoutait plus que tout ceux qui ne se manifestent jamais et qu'il faut traquer au fond des âmes possédées.

Yella ou un autre ? Les yeux virevoltaient autour de lui et l'empêchaient de se concentrer.

Rom pensa à sa compagne, Shao. Elle ne pouvait pas l'aider. La seule pensée d'un démon la paralysait de terreur.

Il ferma les yeux et vit un serpent-dragon lumineux, hérissé de piquants, avec des queues et des langues multiples. Une image plus grotesque qu'effrayante, mais chargée aussi d'une épouvantable angoisse et d'une tristesse infinie. Il paria sur Yella. Il l'appela par son nom ou son pseudo de call-girl, à Pékin-Niveau, avant l'attaque temporelle : « Yella Yelle ? » Il sentit aussitôt sa rage. La température monta. Il eut l'impression d'avaler une bouffée de feu.

Les yeux s'éteignaient les uns après les autres et tombaient en poussière. Mais les bovidés l'entouraient en grondant et frappant la terre de leurs sabots. La démone riait. C'était elle, en tout cas, Yella. C'était bien elle. Il reconnaissait le serpent de feu : le Kouri-Kara Fudo, ancien dieu-symbole de Pékin-Niveau.

Seule la présence de la démone retenait les gros ruminants de se jeter sur l'homme nu égaré au milieu du troupeau, pour le piétiner à mort. Ils fonceraient dès qu'elle s'en irait. Les S.Sols ramasseraient au matin un cadavre écrabouillé. C'était trop stupide.

Il marchait vers l'extrémité nord-ouest du camp. Le magasin et la loge de Jako étaient là. Les bovidés le suivaient. La démone restait avec lui pour jouir de son humiliation. Elle l'avait déjà battu, elle s'était peut-être attachée à lui d'une certaine façon. Comment la retenir encore ?

Il l'insulta. Il se dit : « Tous les moyens sont bons pour sauver ma peau, après tout… » Mais ce n'était pas tout à fait vrai. Il insulta la créature, la femme qu'elle était avant le cataclysme temporel de 2875. Il la traita de pute et de chienne. Il lui rappela tout ce qu'on disait d'elle à Pékin, comment un dignitaire du régime l'avait tirée de la folie furieuse pour en faire une esclave sexuelle. Comment, une fois affranchie, elle avait continué à se vendre au plus offrant… Et le pire : le marché qu'elle avait passé avec Morgan…

— Morgan, c'était ton plus gros marché. Ton corps et tes talents, ton visage redessiné par les plus habiles chirurgiens esthétiques de la zone gouvernementale… contre un billet pour l'espace. Tu aurais pu devenir la call-girl la mieux payée de Sark, hein ? Mais non, la prostitution était interdite dans les mondes de l'espace. Alors, tu as fait semblant d'aimer l'espion Morgan !

Rom tomba à genoux en hurlant, les mains serrées sur son bas-ventre. Il s'attendait à ce genre de vengeance. C'était de bonne guerre. Il se releva et courut vers le camp. Les ruminants avaient cessé de le poursuivre. Il cria : « Je t'aurai, ma vieille ! » Il se sentit libre, à une centaine de pas du magasin. Jako se précipitait vers lui. Deux ou trois S.Sols le suivaient. Il appela Rom :

— Ici, camarade !

« Ces sales bêtes t'ont quand même lâché ? »

Toujours une explication pour ses amis S.Sols, ce brave éclaireur.

— Ils étaient au moins une dizaine… Oui, les évadés, bien sûr… Des animalisés-porcs… Peut-être quelques chiens aussi… J’m’suis battu… Ils ont emmené mon ami Rom. Mais le voilà sain et sauf : ça vaut une bouteille de champagne, ça, camarades !

« À la santé de la Seigneurine Vera-Hella et de Justin le Gnome notre maître à tous ! dit Jako en levant son verre. »

Les S.Sols se dégelèrent. Un sous-meneur s'écria :

— Que le nabot baise la Seigneurine jusqu'au sang !

Rom trouva la mousse amère. Il n'aimait que le vin bleu bégum.

Shao tremblait, roulée en boule dans un coin, les yeux révulsés, les lèvres mordues. Elle ne reconnut pas Rom quand il s'approcha d'elle. Il la serra dans ses bras, elle dit d'une voix enfantine : « La démone, elle veut me prendre ! » Elle dormit lovée contre lui.

Rom rêva que le Chancellor l'avait chargé de compter les univers-îles, ces éclats du temps, qui gravitaient autour de l'océan Temen. Il s'arrêta à mille vingt-trois. Il s'éveilla en pensant : « La physique a changé, mais pas l'amour ! »

— Alors, aime-moi, dit Shao les yeux encore fermés.